CHAPITRE IX
Pendant une semaine on a avancé vers le sud. Lou a pu acheter une vieille carriole et un antli dans une ferme où il ne restait plus d’hommes. Ils ont été enrôlés de force. Ça nous a rendus prudents et on a évité les villages et les routes fréquentées.
Et puis on est tombé sur une station et je me suis décidé à prendre un train pour Kejda où Giuse et son groupe attendent. Il doit se faire un sang d’encre.
Je n’ai évidemment pas de nouvelles de Salvo, Ripou et Belem qui attaquaient l’autre tatch transportant des fonds. Pourvu que ça se soit bien passé ! Giuse a-t-il pu trouver le moyen de leur faire savoir où on était ?
Kori a supporté le voyage sans se plaindre, mais elle est fatiguée. Ses yeux sont bordés d’un cerne sombre. Le contrecoup de son début d’asphyxie. Le troisième jour, je lui ai donné un tonicardiaque et elle a repris du poil de la bête.
— Cal, on arrive.
C’est Lou qui me prévient discrètement. Il est tôt et les voyageurs dorment, comme Kori appuyée à mon épaule.
Je caresse doucement sa joue pour la réveiller et ses yeux s’ouvrent. Je lui souris.
— On arrive à Kejda.
Elle ne dit rien, d’abord, puis laisse tomber :
— Déjà ?
Là elle me souffle. J’aurais pensé qu’elle serait soulagée d’arriver dans un endroit civilisé. Une petite lueur amusée apparaît dans ses yeux.
— Cal-le-savant est finalement très innocent, elle murmure en se redressant.
Lou est un peu plus loin, surveillant par une fenêtre ce qui se passe dehors. Le quai de la gare surtout. Je reviens à Kori et, sans savoir ce que je fais, un peu en spectateur de moi-même, je prends son visage entre les mains et l’approche du mien. Mes lèvres se posent doucement sur sa bouche, s’attardant une ou deux secondes. Puis je la lâche. Elle avait les yeux baissés et ne les a pas relevés. Je me sens brusquement gêné. Sais pas ce qui m’a pris. Autant les Vahussis sont libérés, autant ils ont une certaine pudeur, en public. Je me suis conduit comme un idiot et c’est moi qui rougis… Elle ne fait aucun commentaire.
Personne sur le quai. Enfin pas de soldats. Kejda est une vraie ville et l’armée ne se comporte pas comme dans la campagne.
Comment retrouver Giuse ici ? J’y pense quand on quitte la gare tranquillement sans se presser comme si on savait exactement où aller. Il va falloir trouver un hôtel. Pas un grand hôtel où notre manque de bagage serait remarqué, mais pas non plus quelque chose de trop modeste, car la police doit les surveiller.
C’est en passant devant la station de télégraphe que je pense à ce que m’a dit l’autre gars, celui qui nous avait délivré le message du père de Kri. On approche. Sur le mur proche de la porte un panneau est couvert de papiers.
J’en lis un et comprends qu’il s’agit de messages destinés à des gens probablement de passage. Du coup je les lis tous, à tout hasard.
Rien…
Pourtant un je ne sais quoi me retient ici. Il ne semble pas y avoir de monde dans le bureau. Trop tôt probablement. Je recommence à lire et un détail attire mon attention. Un message commence par « Mon cher cousin », alors que pour la plupart ils n’ont pas de formule de ce genre en tête. Pourtant la suite n’a aucune signification. Une histoire de troupeau.
Je vais abandonner quand je lis machinalement le message à côté. La première ligne commence par « sommes bien ici » puis dévie sur autre chose. Je vais directement à la troisième : « hôtel Peralta ».
Pas con ! Je suis sûr que c’est Giuse qui a pensé à ce truc. Un gros soulagement…
Une demi-heure plus tard on arrive à l’hôtel en question que nous a indiqué une brave femme, dans la rue.
Un type, mal réveillé, a d’abord assuré qu’il n’avait pas de chambre, alors je lui parle d’amis descendus ici.
— Vous êtes monsieur de Ter ?
Giuse a repris ce nom ? Oui, c’est astucieux. J’incline la tête et le gars se fend la bouille.
— Il fallait le dire, monsieur, vos chambres sont payées depuis déjà longtemps. Votre frère ne savait pas quel jour vous arriviez. C’est au premier étage, numéros 6 et 7…
Il a dû faire de bonnes affaires, le gars !
Quand on arrive au premier, une porte s’ouvre et Salvo apparaît, suivi de Ripou, rigolard comme d’habitude. Vains dieux, content de les retrouver…
— Tu te reposes ou tu parles tout de suite à Giuse ? demande Salvo qui va toujours à l’essentiel.
— Il y a urgence ?
— Non. C’est calme par ici. Mais on partira quand même aujourd’hui si tu le veux. Des voitures et des antlis nous attendent. Tout est prêt.
— Alors on dort.
Je me tourne vers Kori qui hésite à la porte des chambres.
— Choisissez, je prendrai l’autre.
Un petit sourire monte à ses lèvres et elle pénètre dans la première.
— Lou et Salvo, mettez-vous tous au courant pendant que je fais un somme de deux ou trois heures.
*
Ces voitures à quatre roues ne sont pas trop confortables mais elles sont certainement robustes et c’est exactement ce qu’il nous faut. On a embarqué dès notre réveil, Giuse ayant préféré quitter la ville sans tarder, ce qui fait qu’on n’a pas eu le temps de parler. Alors on est monté dans la même voiture avec Lou et Siz. Les filles sont dans une autre.
Dieu, que ça me fait plaisir de retrouver mon vieux Giuse ! Il a l’air content aussi parce qu’il n’arrête pas de me taper sur l’épaule ou le genou…
— Dis donc, un convoi comme ça ne risque pas d’attirer la curiosité ? je commence.
C’est que le groupe a grossi. Il y a une dizaine de Vahussis, hommes et femmes, qui se sont joints à nous.
— Je crois qu’il vaut mieux un groupe comme celui-ci que deux, finalement. D’autant que les Frères de Kejda nous ont concocté un itinéraire tranquille par le sud-est. Un peu long mais éloigné des zones parcourues par les soldats. Tu me racontes, maintenant ?
— Ouais… Eh bien, on a eu chaud…
Il ne fait aucun commentaire pendant mon récit, et reste silencieux un moment après.
— Donc ils veulent nous faire prisonniers, maintenant ?
Lui aussi est arrivé à la même conclusion.
— Ils ont pas mal réagi, je fais, et vite, quand on pense qu’il ne s’était rien passé depuis des semaines dans leur surveillance. Et toc, les combines apparaissent et dans les minutes suivantes ils ont appliqué le piège imaginé. Du beau boulot.
— Ça fait des jours que je me creuse le crâne à leur propos, j’ai eu le temps, à vous attendre aussi longtemps. Impossible de deviner où ils veulent en venir.
Je hausse les épaules.
— Moi non plus. Pourtant il y a une logique dans leur acharnement à nous détruire, ou nous capturer. Je me suis demandé si on ne ferait pas mieux de balancer les combines.
— On se couperait définitivement, dans ce cas. Plus de retour possible. Pour l’instant, deux des gars peuvent se passer de combines, ils n’en ont pas vraiment besoin dans l’espace. On peut encore rejoindre un engin que nous enverrait HI depuis la base.
HI… Que se passe-t-il dans ses cellules électroniques ? Je pense qu’il n’a pas pris contact avec les Loys, sinon ils auraient assez d’informations pour nous contacter. Mais est-ce que ça va continuer ?
— Et toi, raconte, je lâche.
— Oh, voyage sans histoire. Arrivés à Kejda, on a été repérés par un Frère. C’est fantastique, ce réseau qu’ils ont dans tout le pays !
— Et pas seulement dans le pays, tout le continent et aussi l’Archipel. Ils ont un Atelier dans chaque ville.
Je m’aperçois que je suis très fier des Bâtisseurs. Pourtant je n’ai fait que lancer le mouvement, autrefois, lui donner quelques règles, un cadre en somme qu’ils ont admirablement développé dans le même esprit.
— Le frangin nous a conduits à cet hôtel et nous a prévenus que d’autres fugitifs arrivaient. Je n’ai jamais rencontré que le Maître de cet Atelier, toujours le même gars. C’est lui qui m’a tenu au courant pour les navires qui s’approvisionnent en ce moment. On a recruté des équipages sûrs, paraît-il, mais il manquera des capitaines. Pas de problème, je suppose qu’on s’en arrangera…
Il s’arrête un instant pour suivre des yeux deux cavaliers qui galopent sur un petit chemin, au loin. Je le sens sur ses gardes.
— Pour la situation générale. La guerre a démarré et les affaires marchent bien, paraît-il. On ne le voit guère dans la population qui se replie sur elle-même. Je ne retrouve plus leur gaieté, leur joie de vivre. Ils ont changé, ces gens. Ils ont accepté les guerres épisodiques, sans y prendre goût mais sans protester non plus. Ce n’est pas non plus du fatalisme. Je ne comprends pas très bien. Parce que les gars qui nous accompagnent, eux, sont tendus mais ils sont capables de faire la fête, de s’enthousiasmer. Ils ont… quelque chose de plus jeune. Je me suis demandé si tout ça n’avait pas un rapport avec la lenteur de leur évolution. Comme s’ils avaient déjà goûté à tout.
Possible, en effet.
— … Enfin, il reprend en se secouant, des groupes se dirigent vers quatre ports où on les ramassera au passage. Je pense qu’il faudra compter sur trois mille cinq cents à quatre mille personnes. C’est bien pour commencer.
— Oui, je dis, songeur… Et Tava ?
Il sourit.
— Ça va. Ça va même très bien. Elle s’est très bien habituée à cette nouvelle vie. Elle est merveilleuse, tu sais ? Jamais de protestation pour la vie un peu mouvementée et elle a hâte d’arriver.
— Pas… de questions gênantes ?
Il hésite un peu.
— Pas vraiment… mais je crois qu’elle s’en pose.
Mais comme je ne lui parle de rien et qu’elle ne veut pas m’ennuyer, elle ne dit rien. Pas mal, hein ?
C’est vrai. Elle montre des égards et se conduit intelligemment. Elle sait très bien que Giuse l’aime et je pense qu’elle attend qu’il lui parle de lui-même. Il faut une sacrée force de caractère pour ça. Et une belle confiance en lui. Je suis content.
J’appuie la tête en arrière et on reste silencieux. Je n’aurais jamais imaginé notre fin comme ça, après tout ce qu’on a connu. Les ruées dans l’espace, nos engins, les vols… C’est ça qui va me manquer le plus, les vols. Je crois que j’ai besoin de voler comme de manger ou de dormir. Un besoin physique. Et puis, après avoir connu cette fantastique technologie, finir avec si peu de moyens pour lancer une nation, un peuple, me laisse frustré. L’impression d’avoir perdu. D’avoir eu beaucoup et beaucoup perdu.
Pourtant, dans la base, là-haut, la solitude était écrasante, on avait souvent l’impression de vivre à moitié, inutilement, de ne pas faire partie d’un tout, d’une humanité.
*
Quatre jours qu’on avance. Le paysage a changé doucement. Plus ondulé maintenant et le vert foncé passe au vert clair et au jaune. La végétation n’est plus la même.
Il est près de 16 heures quand le pépin arrive. La colonne de huit voitures est toujours précédée d’un éclaireur à antli et deux autres progressent sur les flancs à deux bons kilomètres. Ça occupe les hommes et c’est une sécurité.
Pourtant le système a foiré quelque part parce que des cris me font sursauter soudain. J’occupe la troisième voiture avec Kori et Tava pendant que Lou nous conduit. Giuse est allé à antli se balader sur le flanc gauche aujourd’hui.
Avant que j’aie eu le temps de me pencher à la portière, un coup de feu claque, suivi d’un râle…
Trop souvent entendu ça pour ne pas savoir tout de suite qu’un homme vient de mourir.
La colonne s’est arrêtée et je saute au sol où Lou se reçoit. Tout de suite j’aperçois les soldats, de chaque côté du chemin, un flingue à la main, nous menaçant. Le conducteur de la première voiture est affalé sur son siège.
Les enfoirés, quel besoin avaient-ils de tirer ? Et puis la rage me saisit quand je comprends qu’ils avaient tendu une embuscade et que c’est bien nous qui étions attendus !
On ne nous foutra jamais la paix, alors ? Je tremble de fureur… Il faut que je me contrôle, sinon je vais faire une connerie. Il y a là une trentaine de soldats. Des vétérans manifestement, ils en ont le calme et la vigilance. Rien ne leur échappe.
— Allez, descendez, descendez tous !
Un officier gueule là-bas à gauche, mauvais. Je jette un œil autour de nous. Rien à faire pour se tailler. Le piège était bien tendu. Et pour nous ! Que s’est-il passé ?
— Espèce de salauds…
Un conducteur de la fin du convoi, un jeune gars qui me plaisait assez, vient de se jeter du haut de son siège sur le soldat le plus proche…
Tout est clair dans ma tête. Je me retourne vers deux soldats et leur jette sèchement :
— Vous, suivez-moi !
Sans attendre, je me dirige à grands pas vers la bagarre. C’est le coup de poker. Ou ils me tirent dans le dos ou ils me suivent… C’est pour ça que je ne veux pas courir, ils risqueraient d’avoir le réflexe de tirer. En fait, je n’ai pas besoin qu’ils me suivent mais, psychologiquement c’était le moyen de les neutraliser un instant.
Je suis tellement en rogne que je n’ai même pas ce raidissement du corps habituel quand on tourne le dos à un danger.
Le jeune gars ne faisait pas la pointure devant un soldat expérimenté. Celui-ci a roulé au sol mais s’est rapidement dégagé. Il est en train de se relever et de pointer son fusil quand j’arrive.
De la main gauche je donne un coup sous le canon de son arme et la balle part en l’air. Puis je me baisse et agrippe par le col de sa chemise le gars qui s’est mal reçu. Un minimum d’élan et je frappe sèchement à la pointe du menton. Ses yeux se révulsent et il s’écroule évanoui… Il ne risque plus rien.
— Dites donc, vous…
Un sous-officier est là qui me pointe un long pistolet sur le ventre. Je l’interpelle sèchement pour l’empêcher de continuer et le désorienter.
— Rangez cette arme, vous voyez bien que personne ici n’est armé, et dites à vos hommes de reculer !
— Non, mais pour qui vous prenez-vous ? il hurle, furieux. Vous n’avez pas d’ordre à donner, foutus lâches.
Ça n’a pas marché… Je ne sais pas pourquoi je suis si calme maintenant. Les tremblements de fureur ont disparu. Je note curieusement la présence de Giuse, de l’autre coté du convoi et croise son regard. J’ignore comment la chose est possible mais je SAIS qu’il a compris exactement ce qui va se passer…
— Tous les membres du convoi, je lance aussi fort que je peux, mettez vos mains devant vos yeux et allongez-vous, c’est un ordre !
Un coup de crosse m’expédie au sol. J’accompagne le mouvement en roulant plusieurs fois sur moi-même.
Quand je me relève, j’ai mon sabre-énergie dans la main, invisible tellement la poignée est petite.
— On se les fait, les gars, je lance, au sabre !
Oui, pas moyen de faire autrement. Si Salvo et les autres utilisent leur désintégrant individuel, la dépense d’énergie attirera l’attention de la surveillance électronique loye.
Je lève les mains en signe de reddition et avance sur le sous-officier qui s’est rapproché de deux de ses hommes.
À deux mètres, j’active d’un coup de pouce le contacteur de mon sabre et un filet mauve jaillit, long d’un mètre cinquante. Leurs yeux s’agrandissent mais ils n’ont pas le temps d’avoir peur, je fouette l’air et deux têtes tombent, tranchées net. Horrible…
Je me fends vers le troisième et le rayon lumineux pénètre dans sa poitrine, à la hauteur du cœur.
Il faut faire vite, maintenant. Je ramasse les armes tombées au moment où claque un coup de feu. Je plonge vers le bas côté, dans l’herbe haute. Comment marchent ces flingues de merde ? Ah, je pige. Deux canons superposés et un verrouillage de la culasse par un levier sur le côté.
Une silhouette apparaît quand je lève la tête et je presse une détente en braquant le fusil. L’entraînement par injection hypno-mémorielle, dans la base, autrefois, paie ses dividendes. Le soldat bascule…
Ça se met à claquer un peu partout… Un corps boule à mes côtés. Pas le temps de m’inquiéter je reconnais Salvo qui tend le bras et prend un flingue, posant près de ma main une cartouchière-sac.
— Les autres ? je fais en épaulant rapidement.
— Ripou et Belem nettoient l’arrière et remontent par ici. Siz est avec Tava et Kori, Lou s’occupe de Giuse. Pour l’instant, ils récupèrent tous des armes, ils tireront plus tard.
Vers l’avant, quelqu’un gueule des ordres. L’officier probablement… Lui, il faut le descendre en priorité, de même que le sous-off. Je recharge le flingue utilisé avec deux cartouches en cuivre et laisse le reste à Salvo.
— Tu me couvres, je jette avant de commencer à ramper.
Instinctivement j’avance comme on me l’a « appris », les genoux progressant sur les côtés, le fusil en travers, devant moi. Fatigant mais efficace.
Dix mètres… Ces salopards sont en train de faire descendre les occupants de la première voiture… L’officier a toujours son pistolet à la main et en cogne les pauvres gars dans le dos.
Je l’aligne calmement, choisissant à l’avance ma seconde cible… Voilà, ce grand type qui ne bouge guère mais qui est prêt à tirer…
Les deux coups claquent à la suite… les deux mecs partent à la renverse, le front troué ! Mes mains s’activent à recharger pendant que je m’écrase au sol.
L’impression qu’on me tire de la droite… oui, une balle s’enfonce dans le sol près de mon bras. Je boule sur moi-même, le flingue serré contre mon corps pour le protéger.
Ça se met à péter sec vers l’arrière. Plusieurs silhouettes passent dans mon champ de vision et s’embusquent à vingt mètres derrière une voiture. Mon tireur a l’air de m’avoir perdu de vue, alors j’aligne le petit groupe… Je ne vois pas de gradé mais l’un d’eux paraît désigner des objectifs aux autres…
J’attends qu’ils tirent pour lâcher ma balle. Touché derrière la nuque, mon homme glisse doucement en avant. Je vais choisir un autre soldat quand je me ravise et remplace la dernière cartouche brûlée. Puis j’épaule et attends.
Trois secondes passent et un des types se penche sur leur copain, découvre la blessure derrière la tête et parle aussitôt aux autres… Ils font demi-tour, cherchant d’où est venue l’attaque… C’est le moment, je presse la détente deux fois, tournant rapidement le canon de mon arme… Deux de moins… Les autres plongent au sol.
Je ne m’attarde pas et rampe aussi vite que je le peux par la droite, vers l’avant du convoi immobilisé. Me demande comment les antlis n’ont pas encore démarré avec ce vacarme qui doit les effrayer.
Un grondement derrière moi. Juste le temps de me mettre sur le dos et un immense type apparaît, à la hauteur de mes pieds, son fusil pointé vers mon ventre… Un sursaut incontrôlé de mon corps et nos coups de feu partent ensemble.
Une brûlure au côté… Le gars s’écroule… Sans attendre, je prends son flingue, sa cartouchière et continue à ramper tant bien que mal vers le convoi. Mon ventre s’engourdit mais je ne peux pas regarder maintenant la blessure. Si je peux avancer…
Je tombe sur le corps de l’officier descendu tout à l’heure… Personne aux alentours. J’approche, pique son pistolet et le petit sac de cartouches à sa ceinture et fais la même chose avec l’armement du second corps.
Les occupants de la voiture ont disparu… aussi bien. Un coup d’œil vers l’avant… Le chemin a l’air vide. Très bien, je m’installe en grimaçant et dispose les armes devant mes mains. Le pistolet m’a tout l’air d’avoir un barillet… exact. Ils ont inventé ça… Pas tellement étonnant d’ailleurs.
Vains dieux, que ça me fait mal… Ma main gauche a tendance à venir se poser sur la blessure, elle est pleine de sang et je commence à sentir une humidité au sommet de la cuisse… La fatigue aussi… Peux plus attendre. Espérons que je ne vais être repéré dans les quatre minutes qui viennent.
Dans ma botte gauche est caché le petit nécessaire de combat. Je le dégage avec peine… Pas tellement de choix là-dedans, juste le minimum. J’arrache l’enveloppe supérieure d’une sorte de comprimé et le presse contre mon ventre, directement sur la peau. Le système fonctionne et le produit injecteur propulse le composé chimique à travers les pores, provoquant une sensation de froid.
Un léger étourdissement m’avertit que le cocktail commence son action. Il y a de tout là-dedans, tonicardiaque, anti-hémorragique, apport vitaminique et accélérateur d’anticorps, avec un puissant analgésique local. La sueur me monte au front et j’ai le cœur sur les lèvres… mais ça finit par passer et ma vision redevient normale.
Il était temps, ça bouge, devant… On dirait… Bon Dieu, les gars chargent ! Menés par Salvo, ils viennent de jaillir et foncent, un flingue d’une main, le sabre-énergie de l’autre… Ils vont à une vitesse folle, faisant des zigzags.
C’est la débandade chez les soldats, paniques cette fois. Les sabres-énergie doivent les terroriser. Ils se font hacher, massacrer… Tout est fini en quelques secondes…
Salvo arrive jusqu’ici.
— Ça va, Cal ?
Je hoche la tête doucement.
— Ouais, juste une blessure au flanc. Les autres ?
— Siz a pris une balle dans la poitrine, il s’est écarté pour faire les réparations. Rien de grave. Il aura bientôt fini.
Les réparations ! Moi, une blessure, lui, une réparation…
— Tu es pâle, il fait.
— Perdu du sang. Je me suis soigné. Mais il va falloir que tu me fasses un pansement. On fera ça aussitôt qu’on sera reparti. Pour l’instant ramassez les corps, il faut les faire disparaître. On garde les armes. Trouvez aussi leurs antlis, on les emmène.
Un quart d’heure plus tard, le convoi redémarre, silencieux. On a deux morts et on en transporte près de trente autres… Il faut filer le plus vite possible. Cette fois j’ai envoyé quatre éclaireurs, à antli, dont Belem.
J’examine la carte rudimentaire qu’on a composée.
— Giuse, on appuie vers le sud-ouest. C’est un détour important mais le coin doit être désert.
Il acquiesce en silence, une main appuyée contre la joue. Il a pris un coup de crosse qui le fait souffrir. Tava, près de lui, paraît souffrir davantage encore de se sentir impuissante. Kori a déchiré du linge pour me faire un pansement et attend que j’aie fini de discuter avec Giuse. Ses yeux, si clairs en général, ont foncé, devenant d’un vert végétal.
Giuse est songeur.
— Je me demande comment ils pouvaient nous attendre.
— Une imprudence de notre part, probablement. Quelqu’un a dû dire, dans un village, qu’on allait vers le sud-est… je ne sais pas. En tout cas il faudra être salement prudent, maintenant, parce que l’armée va lancer des recherches pour retrouver ses hommes. Elle n’abandonnera pas. On doit faire un sacré bout de route rapidement. Et trouver une grotte ou un trou où planquer les corps… Pour les antlis, il faudra ôter leur harnachement trop reconnaissable. On garde les meilleurs pour chacun des membres du convoi. On devra peut-être abandonner des voitures pour n’en garder que deux par exemple. On viendra s’y reposer à tour de rôle mais comme ça on devrait aller plus vite.
La main de Giuse se pose sur mon épaule et il sourit.
— D’accord, d’accord, on fera tout ça, ne t’inquiète pas. Et dors, sinon je te donne un somnifère.
Pas la peine, la fatigue, la tension, les produits que je me suis injectés surtout m’alourdissent les paupières. Je ne fais même pas attention à Kori qui commence à me déshabiller avec Lou.
*
Vraiment toute une histoire pour rien. La balle a traversé le flanc gauche, pénétrant dans les chairs sur huit à neuf centimètres avant de ressortir. Une blessure propre, malgré les minuscules morceaux de tissu emmenés par le plomb au travers de son tunnel.
Mais une veine a été atteinte et l’hémorragie assez impressionnante m’a affaibli. Lou m’injecte un reconstituant cellulaire sous les yeux de Kori qui ne dit rien. Elle est très attentive, pâle aussi. Je me suis déjà servi de Lou comme assistant, autrefois, quand j’ai dû faire de la médecine et de la chirurgie, et il en connaît davantage que bien des médecins de cette époque. J’aurais bien dû lui faire donner une mini-banque de connaissances de médecine. Ce serait plus utile dans la presqu’île.
Je ferme les yeux, sentant à peine les doigts de Kori effleurant mon ventre… Kri…
Je refais surface à plusieurs reprises pour boire et manger un peu. Mais je suppose que Giuse, qui s’est aussi occupé de planquer les corps, a décidé de me faire récupérer rapidement avec des régénérants qui contiennent des somnifères assez puissants parce que je ne reprends véritablement vie qu’au bout de cinq jours…
Seulement c’est fini. Je me sens en bonne forme. Ankylosé mais guéri. On m’a allongé dans une voiture qui cahote sur un mauvais chemin. Par la portière, je vois un paysage de montagnes. Des sommets assez hauts que je regarde avec curiosité.
Puis je somnole tranquillement plusieurs heures, profitant une dernière fois d’un confort que je vais bientôt m’interdire.
Une tête apparaît à la portière, Kori qui voit mes yeux ouverts. Je ne sais pas pourquoi je lui fais un clin d’œil en guise de bonjour et elle pique un fard maousse ! Allons, bon, qu’est-ce que j’…
J’ouvre la portière et lui tends la main. Elle approche son antli, passe les deux jambes du côté de la voiture et saute légèrement sur le marchepied, avant de se glisser à l’intérieur.
— Vous êtes vraiment guéri ?
— Vous le voyez, je fais, les bras écartés, souriant.
Ses yeux me paraissent immenses ce matin.
— J’ai eu vraiment peur, Cal.
— Chacun son tour, je dis en souriant légèrement.
— Comment, chacun son tour ?
Elle a relevé ma phrase d’un ton vif. Le sang chaud, la petite.
— Pendant la bagarre je tremblais qu’une balle ne traverse la voiture et je m’en voulais de ne pas savoir attirer le combat à l’écart.
Elle se laisse glisser à genoux près de moi et prends ma main. La sienne est douce et si légère. Je reste un moment à admirer l’ovale de son visage, ses lèvres pleines et nettes, son menton délicat et son nez fin. Un visage à sculpter. Mais je ne vois aucune matière capable de rendre la lumière qu’elle irradie, ses cheveux si clairs, sa peau d’une nuance entre la nacre et l’ivoire ancien, légèrement teintée…
On reste un long moment à se regarder comme ça, tranquilles, heureux. Enfin moi…
Bien plus tard, je crois que je me suis baissé pour poser mes lèvres sur les siennes. Cette fois elle n’a pas dévié son regard. Une étrange certitude m’est apparue, une sorte d’assurance, de force, que je n’essaie même pas de définir.
Puis j’ai demandé un antli et on est parti ensemble, sur le flanc de la colonne qui ne comprend plus que trois voitures. Presque tout le monde est à antli, précédant ou suivant le convoi. On me sourit, on me salue du bras et je découvre une affection inattendue auprès de ces gens que je ne connais finalement pas, à part un ou deux comme Tral et sa femme.
La pente est douce, à droite, et on s’écarte un peu pour jouir du paysage. Pas d’embuscade à craindre ici. J’aperçois Giuse et Siz qui avancent en tête. Ils m’ont fait signe mais n’ont pas bougé en voyant Kori avec moi. Mon vieux Giuse, toujours délicat, soucieux des autres, mon vieux copain, mieux qu’un frère !
Je passe le reste de l’après-midi à chevaucher ainsi en silence avec Kori.
Mais plus les heures passent plus je me sens nerveux, mal à l’aise. Je connais bien ce phénomène, quelque chose est en train de mûrir en moi. Et je finis par m’approcher de Giuse tandis que Kori, sans rien dire, est allée vers Tava.
Giuse a souri gentiment en me voyant le rejoindre. Puis il a vu mon visage préoccupé et s’est tu. Je regarde les montagnes, découpées, presque inaccessibles…
Et puis, d’un seul coup, ça sort…
— Merde !
J’ai stoppé net mon antli.
— Quoi ?
Il a posé la main sur un pistolet passé à sa ceinture. Mais je secoue la tête. Mon cœur cogne à faire mal.
— Cal… ça ne va pas, mon vieux ?
Je secoue la tête et redémarre.
— Si… C’est trop con… comment n’avoir pas pensé à ça ? Je n’ai rien dans le crâne, plus rien… Je me suis amolli. Giuse… ça nous crevait les yeux et on n’était pas foutu de comprendre. Enfin, toi, tu n’avais pas de raison de deviner mais moi… moi, c’est impardonnable.
Il commence à s’énerver.
— Bon, écoute, tu t’insulteras plus tard, à tête reposée, si tu as quelque chose à dire vas-y. Tu as vu quelque chose ?
J’incline la tête.
— Ouais… je commence doucement. Ces montagnes… elles ne te disent rien… à moi si. Je sais maintenant ce que veulent les Loys.
— Hein ?
Cette fois il a stoppé sa bête.
— Ils sont venus reprendre leur base !
— Leur… mais elle n’est pas…
— Justement. Quand je l’ai découverte, elle était dans cette chaîne de montagnes… Plus tard je l’ai fait transporter au pôle sud pour plus de discrétion, c’est là que tu es arrivé. Et tu n’as connu qu’un déménagement, vers le satellite de l’autre système. Mais au départ les Loys l’avaient mise ici, dans ces montagnes.
— Et alors ?
— Alors je ne sais foutre pas pourquoi mais ces putains de Loys veulent la retrouver. Voilà pourquoi ils nous ont descendus, pourquoi ils nous ont traqués, tenté de nous faire prisonniers quand ils ont vu qu’il n’y avait plus rien à l’endroit où elle se trouvait, pourquoi ils sont toujours là à attendre, à faire ce blocus incompréhensible.
Il siffle doucement entre ses dents.
— Mais ça change tout, ça !
— Ouais, comme tu dis.
Mon cerveau a embrayé. Je pèse les conséquences, imagine des trucs.
— Il y a peut-être quelque chose à faire, non ?
— Oh oui, je te crois. On a pris l’avantage, même si ça ne se voit pas ici. On a quelque chose qu’ils veulent, une monnaie d’échange en somme.
— Tu vas leur donner la base ? il fait d’un ton vif.
Je secoue la tête.
— Il faudra donner quelque chose. L’astuce, c’est de garder un morceau, le plus important possible.
Cette fois il sourit, d’abord légèrement, puis ses yeux se mettent à briller et il me balance une claque sur la cuisse.
— T’es en train de leur concocter une petite combinaison à la Cal, hein ? Juste assez vicelarde pour qu’ils s’aperçoivent trop tard qu’ils ont été baisés…
— Cette fois-ci, on va y laisser des plumes, faut pas se faire d’illusions. Si on a du pot on gardera des bricoles, seulement des bricoles. Mais c’est inévitable. D’ailleurs on arrivait au bout…
— Au bout de quoi ?
J’ai un geste pour désigner ce qui nous entoure et puis je renonce. Je repars dans mes cogitations.
Bientôt il fait un signe du bras, désignant un torrent et un bouquet d’arbres dans un creux et tout le monde se dirige de ce côté. Les voitures sont placées de manière à nous protéger et les antlis sont attachés à une longue corde qui leur permet de boire et de brouter à l’aise.
Plusieurs feux sont allumés et Ripou et Belem vont pêcher, en amont, presque à poil dans l’eau glacée qui ne les gêne pas.
C’est là, je crois, que mon idée commence à naître.
Le soir, on mange tous autour des feux. L’atmosphère m’a l’air détendue. Ces gens paraissent plus calmes, plus résolus aussi qu’au départ. Ils ont un but et ils y parviendront.
Les gars prendront les gardes de nuit en double, avec les sentinelles que Giuse a placées, mais pour l’instant ils sont autour de nous, allongés, peinards, dans l’herbe très verte et dense. Kori et Tava se tapent la cloche avec les poissons de torrent ramenés tout à l’heure.
— On va laisser tout le monde ici, je commence lentement.
Tous les regards se tournent de mon côté.
— L’endroit est tranquille, il y a de quoi chasser et les provisions ne manquent pas…
— … Ripou prendra le commandement et veillera sur tout.
— Si vous partez je vous suis, intervient Kori fermement.
— Non, Kri, pas cette fois… et Tava non plus.
Je l’ai appelée par son diminutif pour la première fois en public et il se passe quelque chose entre Tava et elle… Des demi-sourires.
— Nous devons être seuls pour ce qui nous reste à faire.
— Vous allez vous battre, n’est-ce pas ? Contre ceux qui vous bloquent ici ? dit Kori.
— Ah, les Loys ! lâche Tava d’un petit ton indifférent.
J’ai un geste de surprise puis je me souviens que dans le train, l’autre jour, elle a entendu le mot. Pas tombé dans l’oreille d’une sourde… Pourtant ça n’a pas l’air de l’inquiéter outre mesure. Elle a une confiance fantastique en Giuse.
Kori a l’air surprise.
— Ils s’appellent les Loys ?
— Peu importe, je fais. Vous emmener nous mettrait en danger, je suis formel.
Je croise son regard, sérieux, grave.
— D’accord… on ne viendra pas. Mais il faudra bien parler un jour, n’est-ce pas ?
— Ne t’inquiète pas, glisse Tava, je ferai bien parler Giuse et je te raconterai tout.
Il sursaute, le père Giuse, et me regarde comme pour protester, mais comme je suis secoué d’un rire silencieux, il enfonce de rage son dernier morceau de poisson dans sa bouche.
— On part tout à l’heure, je fais. Il s’agit de trouver rapidement une ligne télégraphique suivant une rivière.